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Qu’est-ce qui peut faire courir Sarkozy ? Ses dix « bonnes » raisons d’intervenir en Libye

Kadhafi à sa descente d'avion à Bruxelles le 27 avril 2004, visite qui scelle la réconciliation entre les Européens et le dirigeant libyen (crédit : Commission européenne)

(BRUXELLES2) Il y a bien entendu le contexte électoral (les cantonales et les présidentielles qui se profilent à l'horizon), la volonté de tourner la page et de faire oublier l'attentisme français en Tunisie (surtout du, en fait, aux hésitations de l'Elysée qui se sont répercutées sur la ministre des Affaires étrangères Alliot-Marie), sans oublier la fougue de BHL (Bernard Henry Lévy), voire différents flux financiers qui ont irrigué plusieurs partis politiques en provenance du Maghreb.

Mais cela ne suffit pas vraiment à expliquer l'interventionnisme français de Sarkozy sur la Libye. Pourquoi tant de haine pourrait-on dire ? Il existe des raisons plus stratégiques qui peuvent aussi guider cette intervention, raisons qui tiennent à la fois au risque sécuritaire que représente une Libye instable, à la place de la France dans le monde en général, dans le monde arabe en particulier, et à son histoire propre, sans oublier l'activisme personnel du président.

Première série de raisons. Un Etat instable en Libye, source de dangers

1. Le risque d'un croissant "infertile". Une Libye instable serait une pièce de plus dans une Afrique subsaharienne malmenée d'est en ouest. Prenez une carte d'Afrique : juxtaposez la Somalie, l'Erythrée, le Soudan d'un coté, le Niger, le Mali, la Guinée-Bissau et la Cote d'ivoire de l'autre, vous verrez que si la case "Libye" bascule, cela constitue un axe, un croissant de l'instabilité et du terrorisme. Ce sans compter l'Algérie et son gouvernement qui entretient une hostilité latente envers la France et des relations, plus que troubles, avec certains mouvements terroristes.

2. La menace sur les voisins. Une Libye instable menace de près deux pays où la France est engagée (Tunisie et Tchad) qui pourraient, à leur tour, basculer dans une certaine anarchie. Au sud, Kadhafi n'a jamais hésité à franchir le Ténéré pour placer ses pions au Tchad. Tandis qu'à l'ouest, il a affirmé, haut et fort, sa peine de voir "son ami" Ben Ali, mis à la porte par la "révolution de Jasmin". La tentation de troubler le nouveau jeu tunisien est réelle. Selon les informations d'un confrère, des commandos (venus sans doute de Libye) ont été pris sur le fait, le long des villages bordant la frontière.

3. Le nid terroriste. Ce risque d'un dérapage dans lequel des terroristes pourraient faire leur nid ne doit pas être sous-estimé. Benghazi, notamment, était réputé pour être un fief d'intégristes. Ainsi, les infirmières bulgares accusées d'avoir inoculé le virus du sida à des enfants de l'hôpital pédiatrique de Benghazi n'ont pas été libérées aussi rapidement qu'espéré par le leader libyen qui n'a pu faire pression (ou joué sur son absence de possibilité de pressions) sur les différents responsables de de cette ville, se souvient un diplomate européen. Aujourd'hui, le leader tchadien Idriss Deby n'hésite pas à accuser les islamistes d'Al-Qaïda - dans une interview à paraître dans Jeune Afrique lundi — d'avoir "profité du pillage des arsenaux en zone rebelle pour s'approvisionner en armes, y compris en missiles sol-air, qui ont été par la suite exfiltrés dans leurs sanctuaires du Ténéré". (NB : cette accusation doit être relativisée par la proximité des dirigeants tchadien et libyen, renforcée depuis février 2008 et l'attaque des rebelles tchadiens jusqu'à N'Djamena).

4. La menace de Kadhafi. Même si elle reste pour l'instant à l'état de parole, la menace de Kadhafi de recourir à tous les instruments possibles doit être prise au sérieux. Il l'a déjà prouvé dans le passé qu'il pouvait passer à l'acte : attentats contre les avions de la PANAM et d'UTA, soutien à des mouvements terroristes...

5. La porte ouverte à l'immigration. Un Etat instable est la porte ouverte à une immigration à quelques encablures des iles européennes de Lampedusa (Italie) et Malte. Même si ce risque est artificiellement "gonflé" par les partis politiques en Italie, notamment par la Ligue du Nord, il ne doit pas non plus être minoré. D'autant que les pays du nord et du centre de l'Europe ne semblent pas empressés d'assumer la solidarité avec les pays du sud (contrairement à la crise yougoslave dans les années 1990) et que la Libye a souvent servi d'asile à nombre de populations africaines fuyant leur pays (Somaliens, Erythréens...).

2e série de raison. Le poids de la France et la personnalité de Sarkozy

6. Un tournant de la politique étrangère française. La politique menée par le gouvernement français amorce un tournant. L'arrivée de chiraquiens comme Alliot-Marie et Juppé aux ministères chargés des Affaires étrangères et de la Défense est un signe. De réputée "pro-israélienne" au début du mandat, la politique de Sarkozy tend à devenir davantage pro-arabe aujourd'hui, retournant aux fondamentaux du gaullisme. Une attitude assez pragmatique qui tient aussi aux possibilités économiques dans les pays arabes que n'a pas Israël et à l'évolution du Moyen-Orient.

7. La place dans le monde arabe. Le monde arabe évolue. Et il faut en tenir compte. Qui dit ouverture de plusieurs pays, dit recomposition, et donc présence à défendre ou à affirmer, des cartes qui sont rebattues. La France, plutôt absente, ces dernières années du Moyen-Orient qui s'est fait damer le pion par les Américains en Irak a une carte à jouer. D'autant que les Américains (et les Chinois) prennent pied à leur tour en Afrique noire, dans l'ancien "jardin" de la France. La Libye est aussi un marché. Avec son pétrole et son gaz, elle peut constituer une alternative notable au gaz algérien. Et la France comme le Royaume-Uni ne sont pas mécontents de tailler un peu les croupières à l'Italie qui avait, historiquement, de très bonnes positions dans le pays.  Comment ne pas oublier également la volonté de promouvoir l'avion Rafale qui n'a jamais été vendu et mène en Libye une campagne (de promotion) inégalée.

8. La place dans le monde. La France doit défendre sa place dans le nouveau "concert des nations". Notamment son siège permanent au Conseil de sécurité. Aujourd'hui, il paraît difficile de le contester. De même, la réintégration dans l'OTAN n'a pas encore donné tous les fruits espérés notamment dans la place donnée aux officiers français dans l'organigramme de l'Alliance.

9. L'Alliance avec les Britanniques. La lune de miel entre les deux dirigeants français et britannique a commencé avec la crise financière. Elle s'est poursuivi avec l'accord de défense, notamment sur le nucléaire, puis avec la lettre commune pour geler le budget de l'Union européenne. Cette opération scelle en quelque sorte, comme un lien de sang, ce qui est avant tout une convergence d'intérêts entre Sarkozy et Cameron.

10. L'histoire française. Il ne faut pas l'oublier, et le minorer, il y a une part de grandeur, de volonté de laisser une trace dans l'histoire, qui existe chez Sarkozy (comme chez la plupart des chefs d'Etat français). Le souvenir de la révolution de 1789, de l'épopée bonapartiste, avec en symbole cet officier qui s'empare du drapeau français pour traverser le Pont d'Arcole, la volonté de semer les initiales Liberté Egalité Fraternité, jouent. Tout comme le souvenir - très gaullien - du serment de Koufra prononcé le 2 mars 1941 (il y a 70 ans !) par le colonel de Hauteclocque (alias Leclerc), en Libye, après avoir défait les Italiens. Même si Sarkozy échoue aux présidentielles 2012, et à supposer que le régime Kadhafi tombe, il laissera son nom dans l'histoire comme ayant été un de ceux qui ont permis cette évolution.

Enfin, comment ne pas l'oublier, il y a l'ego propre de Sarkozy, sa volonté d'exister, d'en imposer à ses contemporains comme à ses proches, son tempérament qui fait qu'il adore se plonger à chaud dans des situations de crise et les résoudre ou, du moins, tenter de le faire, en faisant preuve d'un activisme virevoltant (cf. la crise de Géorgie en 2008, la libération des infirmières bulgares de Libye...). Si la crise n'est pas résolue en quelques jours ou semaines, il passera à autre chose.

(mis à jour mar 29 mars)

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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