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La désignation des députés supplémentaires conforme à la Charte des Droits ?

(ANALYSE) Fait relativement inaperçu, le dernier Conseil européen, les 10 et 11 décembre, a lancé une nouvelle CIG (conférence intergouvernementale). Rien n'est mentionné dans les conclusions. Mais Sarkozy l'a confirmé lors de sa conférence de presse « Le Conseil européen a décidé de lancer la procédure qui permettra d’aboutir sous présidence espagnole ». En l'occurrence, c'est, en effet, l'Espagne qui a déclenché la procédure en présentant une proposition de modification du Traité de Lisbonne à ses collègues du Conseil européen. Cette modification est troublante car à coté de dispositions anodines, elle prévoit un mode de désignation des députés européens qui tranche par rapport aux règles existantes...

Un bug du Traité

Avec l'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, le Parlement européen avait vu son nombre d'eurodéputés passer de 736 (chiffre fixé par le Traité de Nice) à 751 (750 + le président, très exactement). Malheureusement, aucune disposition n'a été inclue dans le Traité (ni n'existe dans l'acte prévoyant l'élection au suffrage universel des députés européens, annexé à la décision de 1976) pour appliquer cette mesure entre deux législatures. Ce qui coince n'est pas tant le chiffre de députés supplémentaires que la durée du mandat "de 5 ans" des eurodéputés. Aucune mention n'existe pour une arrivée en cours de législature. Un oubli ! (le Traité de Nice avait prévu de telles mesures temporaires pour les nouveaux pays arrivants).

Pourquoi modifier le Traité ?

La modification de cette règle qui est du "droit primaire" nécessite une modification par un Traité. Deux options étaient possibles : 1° un protocole ad hoc, solution assez lourde puisqu'elle nécessite une ratification par les 27 Etats membres. 2° un protocole introduit dans le prochain Traité d'adhésion - celui sur la Croatie par exemple - mais cette option présente une difficulté, le traité ne devrait être rédigé qu'en 2010 et ratifié dans la foulée (en 2011) donc avec une entrée en vigueur pas avant 2012 (au plus tôt). Apparemment, les 27 ont choisi d'utiliser la première solution pour ajuster le nombre d'eurodéputés, la ratification dans les 27 Etats membres pourrait être obtenue en effet assez rapidement par voie parlementaire et non par référendum, ce qui simplifiera les choses. Tandis que l'adhésion d'un nouvel Etat membre obligerait sans doute à la tenue de référendum au moins dans un pays. NB : la modification du Traité prévue en juin 2008 pour favoriser la tenue d'un 2e référendum en Irlande (le protocole "irlandais") devrait, en revanche, être réalisée avec la deuxième option.

Modalités de révision du Traité

Trois possibilités de révision sont prévues par le Traité de Lisbonne : 1. la procédure de révision ordinaire avec Convention ou 2. par simple CIG et convocation des représentants des Etats membres, 3. la procédure de révision simplifiée (qui n'est possible que pour les "politiques internes"). Les 27 ont choisi la deuxième solution : une révision par une simple conférence des représentants des Etats membres (en pratique cela peut se faire rapidement, sans solennité par un simple Coreper). Trois formalités doivent encore être respectées, qui ont chacune des implications juridiques très différentes : la "notification" de la modification aux Parlements nationaux (information), la "consultation" de la Commission européenne (information avec possibilité d'amendement et de remarques) et "l'approbation" par le Parlement européen (information avec possibilité d'amendement, de remarques et de blocage). Concernant celle-ci, malgré les protestations de quelques députés (Modem, Verts notamment), le président Sarkozy n'a eu aucun doute : « le président du Parlement européen, Jerzy Buzek, ne s’est pas fait l’écho de cette question. (...) Il y avait trois possibilités (de révision), on en a choisi une, on aurait pu choisir une des deux autres. »

La moitié des Etats directement concernés

13 Etats sont directement concernés par cette modification. Le grand gagnant de cet ajout de parlementaires est justement l'Espagne (+ 4), suivie de la France, de la Suède et de l'Autriche (+2 chacun). La Bulgarie, l'Italie, la Lettonie, Malte, les Pays-Bas, la Pologne, le Royaume-Uni et la Slovénie obtiennent un siège supplémentaire chacun. L'Allemagne perd 3 sièges. Mais ceux-ci resteront en poste jusqu'à la prochaine élection, en juin 2014. Il ne pouvait être question de faire leur poste à des députés élus au suffrage universel. Une question à la fois de principe (on ne peut défaire le suffrage universel par une décision ultérieure) et de pratique politique (très délicat pour l'Allemagne de "virer" trois députés : qui choisir ?...).

Modalités d'élection

La modification consiste à modifier le protocole (n°36) sur les dispositions transitoires en fixant le nombre de députés supplémentaires, en permettant un dépassement temporaire du chiffre de 751 députés à 754, de façon temporaire pour cette législature (2009-2014), et à prévoir les modalités pour "désigner" ces députés supplémentaires.
Il y a trois modalités:
- soit une élection au suffrage universel direct ad hoc (ce qui est relativement lourd)
- soit par référence aux résultats des élections européennes de juin 2009
- soit par désignation par le parlement national de l'Etat membre concerné
Dans chaque cas, la procédure exacte d'élection, de référence, de désignation ressortent de chaque Etat membre concerné mais à condition que l'élu ainsi désigné ait été élu au suffrage universel direct (*).

Position du Parlement européen

Il faut signaler cependant que le service juridique du Parlement européen n'avait envisagé, dans une note interne, que deux possibilités pour l'élection de ces députés supplémentaires. Soit une nouvelle élection, soit un recours aux listes des élections de juin (en prenant les suivants de liste). Cette solution semble d'ailleurs la solution primée par la plupart des pays. Selon un juriste du Parlement européen, six pays ont ainsi anticipé en précisant dans leur loi électorale la désignation de leurs députés sur la base des résultats du scrutin de juin 2009 (Espagne, Autriche, Lettonie, Suède, Malte, Bulgarie), tandis que deux autres ont annoncé qu'ils tiendraient simplement compte du scrutin de juin pour la désignation des "supplémentaires" (Slovénie, Pays-Bas). Quatre Etats n'avaient pas pris, avant les élections européennes, de position (France, Pologne, Italie, Royaume-Uni). La désignation par le parlement national n'était pas du tout envisagée.

Date d'application

Les 27 se sont donné 11 mois pour faire ratifier par leur parlement national cette modification. L'entrée en vigueur du nouveau protocole est prévue au 1er décembre 2010, au plus tôt (le 1er jour du mois suivant le dernier dépôt de l'instrument de ratification si les 27 ratifications sont déposées à temps). Les députés désignés pourront cependant arriver avant et siéger en tant qu'observateurs - comme pour les formules des nouveaux Etats membres - dans les commissions parlementaires et en plénière. Mais ils ne pourront pas avoir le droit de vote, ni participer aux amendements et rapports, tant que le nouveau protocole ne sera pas en vigueur.

Une modification contraire à la Charte des droits fondamentaux ?

Une violation claire

Si toute la procédure suivie (convocation d'une CIG, mise en place de députés supplémentaires...) est incontestable, il est un point qui est choquant : la possibilité pour un Etat de remplacer l'élection par la désignation par le Parlement national. On passe ainsi d'un suffrage universel direct à un suffrage universel indirect. Or le Traité est formel: si les modalités d'élection des députés européens ressortent de dispositions nationales (tant qu'il n'y a pas de statut commun), il est un principe général consacré par le Traité « Les membres du Parlement européen sont élus au suffrage universel direct, libre et secret. » Ce principe est repris intégralement dans la Charte des Droits fondamentaux (article 39).

Confusion de concepts pourtant simples

Certains officiels estiment qu'il y a bien élection puisque les parlementaires sont eux-mêmes élus. L'argument est assez spécieux (et eux-mêmes n'y croient pas vraiment). C'est oublier la mention d'un suffrage "direct". Les parlementaires nationaux n'ont pas été élus pour siéger au Parlement européen mais pour siéger le parlement national. Il est évident que la désignation par un Parlement national est donc un mode d'élection "indirect". Prétendre le contraire serait mettre à bas les principes généraux du droit électoral et les équilibres politiques. NB: Une notion qui ressort du niveau du cours d'éducation civique de l'école primaire (CM1 -:) ) Prudemment, Nicolas Sarkozy a été plus politique dans sa justification : « On désigne un de droite ou un de gauche, on ne va quand même pas faire une élection pour deux députés. »

Premier cas d'application de la Charte ?

Remplacer l'élection par une désignation par une autre instance élue revient donc à violer la Charte des droits fondamentaux. Dont la valeur juridique est maintenant établie et dont tout citoyen peut réclamer une application devant les tribunaux (sauf, peut-être, au Royaume-Uni et en Pologne). C'est intéressant ! Ce serait la première fois que cette Charte serait appliquée... dans une hypothèse sans doute pas prévue par ses concepteurs. On se demandait souvent dans les cercles des juristes et experts européens à quoi pouvait bien servir cette Charte (qui n'ajoute pas grand chose au Traité de façon formelle), si elle servirait même un jour autrement que de façon symbolique et comment... En voici la démonstration, et beaucoup plus rapidement qu'on ne le pensait...

(*) Lapsus révélateur: le secrétariat général du Conseil s'est senti obligé de faire un premier rectificatif à cette décision, en venant préciser que les personnes ainsi désignées devaient avoir été élues, à un moment donné, au suffrage universel direct.

Nicolas Gros-Verheyde

(crédit photo : Conseil de l'Union européenne. Sur cette photo, vous ne verrez ni Sarkozy, ni Merkel, ni Brown... Normal ils étaient en réunion ensemble!).

Nicolas Gros-Verheyde

Rédacteur en chef du site B2. Diplômé en droit européen de l'université Paris I Pantheon Sorbonne et auditeur 65e session IHEDN (Institut des hautes études de la défense nationale. Journaliste depuis 1989, fonde B2 - Bruxelles2 en 2008. Correspondant UE/OTAN à Bruxelles pour Sud-Ouest (auparavant Ouest-France et France-Soir).

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